Cela fait bientôt vingt ans que j’enseigne l’architecture et le paysage comme un tout.J’essaye en permanence d’expliquer aux étudiants que l’architecture n’appartient plus au système des beaux arts et qu’elle ne peut plus être envisagée comme une discipline solitaire.J’ai toujours insisté sur le fait que ce métier était étroitement lié à la notion de paysage global et par conséquent à la conscience d’une énorme responsabilité dans l’acte de construire et de transformer. Il y à ici l’idée d’une implication politique, sociale, il y a l’idée d’une cause profonde.Lorsqu’on considère ce métier de cette manière, on regarde bien sûr de très près la question du territoire partagé. Celle-ci a bénéficié d’outils d’analyse qui n’ont cessé d’évoluer ces dernières années surtout lorsqu’il s’agit de transformer et d’améliorer des lieux chaotiques, voir résiduels, issus du désordre et de la complexité territoriale du XXème siècle souvent sans scrupules sur la question du paysage.L’un des facteurs majeurs de cette évolution est la question de la menace qui, scientifiquement, humainement, mentalement est partout.Si l’on observe bien les territoires partagés qu’il nous reste dans les villes constituées, les banlieues et même les campagnes, tout nous menace : pollution du sol, de la nappe phréatique, inondation, tornade, tremblement de terre ouragan, mutation agricole, mutation industrielle, bruit, pollution de l’air, incendies...Pour expliciter un tel sujet aux étudiants, je leur projette chaque année au tout début du cours la scène du lac du film « Dersou Ouzala » d’Akira Kurosawa qui illustre parfaitement au début les qualités optiques et naturelles d’un paysage pur. Ensuite la montée des eaux, le déchainement du vent menacent violemment la vie des deux personnages qui construisent avec les branchages de la nature existante et le triptyque technique de l’outil du géomètre comme ossature, l’abri qui les sauvera.Cette menace est d’une actualité brulante puisque nous entrons en 2010 dans la date anniversaire de la crue centenaire de 1910 et lorsque l’on voit du côté du lieu-dit « Port de l’Anglais » en face de Vitry la hauteur hors crue des postes de surveillance des écluses, on peut être saisi d’une véritable panique en constatant que le retour de cette crue reste aujourd’hui pour Paris et sa banlieue, en particulier côté Est, une véritable catastrophe qui dépasserait de très loin les dernières inondations en partie basse du Rhône.L’un des lieux les plus apocalyptiques sur ce sujet de la menace est une zone que j’ai appelée « la petite Venise » située entre Villeneuve-le-Roi et la Seine.Géographiquement proche d’une des zones les plus névralgiques de la banlieue parisienne avec son immense gare de triage, il décrit un pincement géographique en face de Villeneuve St George, regroupant les voies ferrées, la route nationale et de la Seine.Ce lieu si particulier est semi abandonné ; de nuit nous sommes à la limite du fi lm d’épouvante. Ici surgit le pire, bruits de l’atterrissage et du décollage des avions, pollution du sol, de l’eau, site classé Seveso, usine à l’abandon, zone interdite, dépôt de voitures abandonnées… Cette atmosphère rappelle étrangement le vieux village dans le fi lm de John Boorman « Délivrance », totalement à l’abandon parce que le futur lac issu du barrage va engloutir la vallée.Certes, quelques usines fonctionnent encore, certes les canaux existants acceptent quelques péniches que l’on dirait égarées ; malgré ces faibles signaux, ce lieu est vécu aujourd’hui comme une zone interdite, un endroit maudit. Pourtant, à le regarder de près, il y a une potentialité de transformation, d’usage, de programmation et de prise en compte de la menace.Si nous excluons l’industrie qui, en cas de mutation, pourrait faire l’objet d’un inventaire, d’une reconversion potentielle, il ya des canaux, des bras d’eau, des berges en glacis de béton, des dispositifs quasi lacustres encerclés d’arbres sauvages souvent magnifiques, il y a aussi une île, une potentialité de « parc de toutes les contraintes » à imaginer qui fait d’ailleurs l’objet, chaque année avec les étudiants, de projets toujours innovants.Ce vaste territoire interdit, s’il était amené à se transformer en parc, en espace partagé, il pourrait alors recevoir un ensemble de programmes permettant un déblocage territorial et ainsi une vraie fluidité avec les villes d’Ablon, Villeneuve triage, Choisy-le-Roi, Villeneuve Saint Georges. Ce lieu pourrait accompagner quelques programmes pour l’aéroport d’Orly, des logements intermédiaires pour SDF en système de parc, de nouvelles industries agricoles propres, un espace de transit, de plaisance totalement repensé, avec peut-être la création d’un lac faisant écho à l’immense plan d’eau du parc des gondoles situé un peu plus loin en rive droite de la Seine en face de Choisy-le-Roi. La simple création d’un grand plan d’eau donnerait à la cité de logements sociaux existants « dits difficiles » une dignité et des usages nouveaux. Il pourrait être envisagé une déchèterie en système de parc avec production, à titre d’exemple de bioplastique.Ce lieu pourrait rejoindre l’idéologie actualisée de Jean Claude Nicolas Forestier « ville en système de parc » et se mettre en écho, voir en liaison avec tous les parcs existants et à venir le long de la Seine Est, tels le port à l’Anglais, le parc des Gondoles, le parc de la Plage Bleue, le parc de Créteil, l’agrandissement du parc d’Orly vers la Seine… offrant un urbanisme de parc à parc permettant un nouvel essor de l’Est parisien.Nous sommes ici au cœur des responsabilités et de la cause dont je parlais plus haut.Il s’agit ici de transformer la qualité de vie des gens d’une zone plutôt défavorisée et non pas d’aller satisfaire l’insolence de la richesse des pays du Golfe ou de cités artificielles des nouveaux riches des pays émergeants.Nous sommes ici dans le concret, dans un idéal social territorial et paysager qui est celui de l’amélioration et de la transformation de ce qui semble, à priori, irrattrapable.Cette question de la recomposition des contraintes et de la menace constitue inconsciemment aux yeux des étudiants des attitudes architecturales et paysagères qui sont à chaque fois, source d’inventions.La notion de déblais-remblais prend un sens énorme, la notion de pilotis si héroïque dans la villa Savoye de Le Corbusier redevient d’actualité mais pour d’autres raisons, fuite du sol pollué, fuite de l’inondabilité, retour au lacustre, toutes les questions de chemins, de routes de dispositifs construits tels que logements, équipements publics, industrie légère, sont totalement remis en cause dans leur conception ne serait-ce que par l’inondabilité, la pollution ou le bruit des avions.La notion de déblais accentue les potentialités d’acceptation des crues comme un élément de composition du projet. La notion de remblais absorbe la notion de chemin ou de construction hors crue.Ces quelques remarques sur un lieu finalement exemplaire nous mènent vers cette notion d’une nouvelle esthétique architecturale et paysagère issue de la menace.L’architecture et le paysage comme une fusion conceptuelle de la menace nous la voyons dans toute l’histoire de la transformation des lieux, issues des guerres et des menaces militaires. Cela va des pyramides en passant par le Moyen-âge, Vauban, la ligne Maginot et les bunkers…Aujourd’hui nous sommes en guerre contre notre propre destinée. Plus que jamais la mise en intelligence de l’architecture avec le sol, le climat et les sources innombrables de pollution, est l’une des clefs de notre survie. Cette donnée a été à peine effleurée par le XXème siècle qui n’a pas su faire le tri et les choix éthiques nécessaires…
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Pierre-Louis FALOCI
Paris, le 10-02-2010