La notion de patrimoine ne cesse d’évoluer. Pour beaucoup, elle reste liée à la conservation et l’entretien de bâtiments anciens (monuments, châteaux, églises, fortifications, logements, etc..) ou de fragments de ville. Depuis les années soixante dix, en particulier avec l’Ecole de Venise, on considère que cette notion s’est élargie à d’autres fragments de lieux, à des sites qui n’ont a priori pas une grande signification mais pour lesquels l’observation fine de la formation révèle un grand intérêt. Cet élargissement de la notion de patrimoine introduit un intérêt immense et imprévu dans la façon de regarder les bâtiments, les fragments de paysage et le territoire en général. On peut envisager le patrimoine contemporain de la manière suivante :-Patrimoine Physique-Etat des lieux : le construit, le planté, le géologique, le banal, le remarquable, le paysage, les masses forestières, les clairières, les ouvrages d’art, la géographie, la topographie...-Patrimoine Optique-Regard : Analyse critique des lieux remarquables qui constituent : des points de vue exceptionnels sur le proche, moyen et grand paysage. Ou inversement des repères pas forcément qualitatifs, tours, tours hertziennes, ouvrages d’art, grands ensembles, vides, profondeurs de champ, obstructions visuelles…-Patrimoine Mental-Histoire sourde : Ce que l’on ne voit plus : Histoire de la transformation d’un lieu et des traces qui ont perdurées sur le lieu ou ailleurs – étude des archives, production culturelle (peinture, Photo, cinéma), zones interditesCette façon de regarder le patrimoine contemporain s’appuie, d’une part, sur des outils tels que la superposition cartographique, l’iconographie, l’étude de la transformation du territoire, du lieu ou du bâtiment et, d’autre part, sur l’observation de l’état des lieux, c’est à dire l’observation de l’état du paysage contemporain au sens total. Par total on entend une complétude dans l’observation qui passe par la transversalité des savoirs (Ingénieur, urbaniste, architecte, paysagiste, botaniste, historien critique, sociologue…) et des moyens d’observation. On pense aux développements de Hubert Damisch, Gilles Deleuze et Paul Virilio à propos de l’optique ainsi qu’à la photographie -image fixe- et au cinéma -image mouvement. Certains metteurs en scène comme Chris Marker, Wim Wenders, Antonioni, Kurosawa, Tarkovski, Godard ou plus récemment Andreï Zviaguintsev ou Abbas Kiarostami, en plus de livrer dans leurs films une notion de patrimoine mental très forte (comme Chris Marker dans La Jetée avec la grande terrasse d’Orly et l’ancienne Galerie de l’Evolution au Jardin des Plantes), déplacent le sujet du film sur le sujet de l’observation architecturale et paysagère. A titre d’exemple, aucun film spécifique d’architecture n’a mieux montré la Villa Malaparte que Godard dans le Mépris. De même concernant la scène du lac de Dersou Ouzala, aucun film sur le paysage n’a montré une telle puissance visuelle et une telle prémonition sur la menace de la montée des eaux qui guette toute la génération à venir. En complément de cet apport optique, certains films introduisent l’idée d’une histoire sourde qui, à la manière du patrimoine mental d’un lieu, se développe parallèlement à l’histoire du film et la dépasse.Ce phénomène est illustré par Andrei Tarkovski dans « Stalker ». Je pense en particulier à ce travelling latéral d’anthologie qui passe d’une zone industrielle sinistrée à une zone verte interdite dominée par une nature sauvage et chaotique. Ce film apparaît prés de dix ans avant la catastrophe de Tchernobyl préfigurant la menace nucléaire et la dégradation écologique de la planète.Pour illustrer notre propos de manière plus concrète il convient d’étudier la méthode projectuelle appliquée pour le Musée d’Art et d’Histoire de Rochefort que nous venons de livrer. On comprend ainsi comment l’histoire sourde du lieu, associée à la question du regard, informe le projet pour permettre une stratification contemporaine pertinente. Les repères pour ce projet sont : -La maison de Pierre Loti : Une façade silencieuse presque générique et une explosion spatiale et culturelle à l’intérieur (reconstitution des cinq continents).-La mémoire du film de Jacques Demy « Les Demoiselles de Rochefort » qui, à travers le bar quadrillé -véritable machine optique- posé sur la place centrale organise les vues à 360° sur la ville. Après l’inventaire de l’état existant du bâtiment, le parti fut de conserver la façade du XVIIIème siècle et de la traiter comme un masque qui répond aux façades très homogènes de la ville de Rochefort et au silence de la façade de la maison de Pierre Loti. A l’intérieur et en retrait de ce mur, on installe une trame tridimensionnelle à forte technicité qui accueille les nouvelles fonctions, génère la spatialité contemporaine et organise les vues sur la ville à travers le filtre que constitue le mur conservé (hommage au quadrillage optique du bar éphémère de Jacques Demy). La menace sismique implique une dissociation de l’existant et de l’ajouté.Les butons coulissants qui lient les deux périodes génèrent un entre-deux qui constitue une véritable mise à distance de deux constructions : celle du XVIIIème siècle et celle du XXIème siècle. La coupe révèle toute l’histoire de la ville tant du point de vue mental que physique : les salles dédiées aux différentes périodes s’interpénètrent dans un espace fluide organisé par l’ajouté et serti dans le conservé. Ce processus s’applique également à deux projets récents : le palais de justice d’Avesnes sur Helpes (2007) où l’affouillement d’une courtine de Vauban dynamise le projet en plus d’un dispositif optique qui profite du podium visuel de la fortification, ou encore le Centre du Struhthof (2006-2007) qui s’appuie sur une cave de 150 mètres de long construite par les déportés, fusionnant ainsi le physique, l’optique et le mental patrimonial.Il existe semble t’il désormais une nouvelle façon de se mettre en intelligence avec le lieu qui n’est plus forcément mimétique mais plutôt mentale.L’accentuation des menaces écologiques, la notion indiscutable de développement durable doublée d’une technique d’analyse du lieu d’intervention plus cultivée doit contribuer à fabriquer une génération de projets très différente et inventive pour le patrimoine de demain.
Pierre-Louis FALOCI
Paris, le 07-03-2007